Maître Eckhart, Sermon allemand 9 : « Quasi stella matutina »



Des maitres subalternes enseignent à l'école que tous les êtres sont divisés en dix catégories et ils les refusent toutes à Dieu. Dieu n'a rien de commun avec aucun de ces modes d'être et il n'est privé non plus d'aucun d'eux. Le premier mode qui possède le plus d'être, dans lequel toutes choses reçoivent leur être, est la substance, et le dernier, qui renferme le moins d'être, se nomme relation, et celui-ci est identique en Dieu au plus élevé de tous, qui possède le plus d'être : ils ont un même archétype en Dieu. En Dieu, les archétypes de toutes choses sont identiques, mais ils sont les archétypes de choses différentes. L'ange le plus élevé, l'âme et le moucheron ont un archétype identique en Dieu. Dieu n'est ni être ni bonté. La bonté est attachée à l'être et n'est pas plus vaste que l'être, car s'il n'y avait pas d'être, il n'y aurait pas de bonté et l'être est encore plus pur que la bonté. Dieu n'est ni bon ni meilleur ni le meilleur. Celui qui dirait que Dieu est bon parlerait aussi mal de lui que s'il disait que le soleil est noir.

Or Dieu dit pourtant : « Nul n'est bon que Dieu seul. » Qu'est-ce qui est bon ? Est bon ce qui se communique. Nous nommons bon un homme qui se communique et est utile. C'est pourquoi un maitre païen dit : Un ermite n'est ni bon ni mauvais en ce sens parce qu'il ne se communique pas et n'est pas utile. Dieu est ce qui se communique le plus. Nulle chose ne communique de ce qu'elle possède en propre, car toutes les créatures ne sont rien par elles-mêmes. Tout ce qu'elles communiquent, elles le tiennent d'un autre. Elles ne se donnent pas non plus elles-mêmes. Le soleil donne sa lumière et demeure pourtant en son lieu ; le feu donne sa chaleur et reste cependant feu, mais Dieu communique ce qui est de lui parce qu'il est par lui-même ce qu'il est, et dans tous les dons qu'il fait, il se donne toujours lui-même d'abord. I1 se donne comme Dieu tel qu'il est dans tous ses dons et selon la mesure de celui qui désirerait l'accueillir. Saint Jacques dit « Tous les dons excellents fluent d'en-haut, venus du Père des lumières. »

Quand nous prenons Dieu dans l'être, nous le prenons dans son parvis, car l'être est son parvis dans lequel il réside. Où est-il donc dans son temple off il brille dans sa sainteté ? L'intellect (verniinflicheit) est le temple de Dieu. Nulle part Dieu ne réside plus véritablement que dans son temple, l'intellect, comme le dit cet autre maitre : Dieu est un intellect qui vit dans la connaissance de lui seul. Demeurant sen en lui-même, là où rien jamais ne l'a touché, car là il est sen dans son silence. Dans la connaissance de lui-même, Dieu se connait lui-même en lui-même.

Or considérons cette connaissance dans l'âme qui possède une gouttelette d'intellect, une « étincelle », une « brindille ». L'âme possède des puissances qui agissent dans le corps. Une puissance fait que l'homme digère ; elle agit plus la nuit que le jour ; par elle l'homme croît et grandit. L'âme a aussi une puissance dans l'oeil ; par elle, l'oeil est si subtil et si délicat qu'il ne prend pas les choses dans leur grossièreté, telles qu'elles sont en elles-mêmes ; elles doivent auparavant être passées au crible et affinées dans l'air et dans la lumière ; c'est parce que l'oeil a l'âme pros de lui. Dans l'âme est une autre puissance grâce à laquelle elle pense. Cette puissance forme en elle-même les choses qui ne sont pas présentes, en sorte que je connais les choses aussi bien que si je les voyais de mes yeux et mieux encore - je me représente bien une rose en hiver - et avec cette puissance, l'âme opère dans le non-être et suit Dieu qui opère dans le non-être.

Un maitre païen dit : L'âme qui aime Dieu le prend sous le pelage de la bonté -- n'ont été encore citées jusqu'ici que les paroles de maitres païens qui n'ont connu Dieu que dans une lumière naturelle ; je n'en suis pas encore venu aux paroles des saints maitres qui ont connu dans une lumière beaucoup plus élevée -- ce maitre dit donc : L'âme qui aime Dieu le prend sous le pelage de la bonté, mais l'intellect enlève à Dieu le pelage de la bonté et le prend dans sa nudité où il est dépouillé de bonté et d'être et de tous noms.

J'ai dit à l'école que l'intellect est plus noble que la volonté, et cependant tous deux appartiennent cette lumière. Un maitre d'une autre école dit que la volonté est plus noble que l'intellect, car la volonté prend les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes et l'intellect prend les choses telles qu'elles sont en lui. C'est vrai. Un oeil est plus noble en lui-même qu'un oeil peint au mur. Mais je dis que l'intellect est plus noble que la volonté La volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté. L'intellect prend Dieu dans sa nudité, dépouillé de bonté et d'être. La bonté est un vêtement sous lequel Dieu est caché et la volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté S'il n'y avait pas de bonté en Dieu, ma volonté ne voudrait pas de lui. Celui qui voudrait habiller un roi le jour où on le ferait roi, et l'habillerait de vêtements gris, ne l'aurait pas bien habillé Je ne suis pas bienheureux parce que Dieu est bon. Je ne veux non plus jamais désirer que Dieu me rende bienheureux par bonté, car il ne voudrait pas le faire. Je suis bienheureux seulement parce que Dieu est intellect et que je le reconnais. Un maitre dit : C'est à l'intellect de Dieu que l'être des anges est totalement attaché, On demande où se trouve le plus véritablement l'être de l'image : dans le miroir ou dans ce qui la produit ? C'est plus véritablement dans ce qui la produit. L'image est en moi, venant de moi, allant à moi. Tout le temps que le miroir se trouve exactement devant mon visage, mon image s'y trouve ; si le miroir tombait, l'image disparaitrait. L'être de l'ange dépend du fait que l'intellect divin lui est présent dans lequel il se connait.

« Comme une étoile du matin au milieu du brouillard. » Je considère le petit mot « quasi », c'est-à-dire « comme » ; à l'école, les enfants le nomment un adverbe. C'est ce que j'ai en vue dans tous mes sermons. Ce que l'on peut dire qui convienne le mieux, c'est Verbe et Vérité. Dieu s'est lui-même nommé Verbe. Saint Jean dit : « Au commencement était le Verbe », et il indique par là que l'on doit être un adverbe à côté du Verbe. De même la libre étoile (der vrle sterne) d'après laquelle est nommé le vendredi (vrltac), Vénus : elle a beaucoup de noms. Quand elle précède le soleil et se lève avant le soleil, elle s'appelle étoile du matin ; quand elle suit le soleil, en sorte que le soleil se couche avant elle, on la nomme étoile du soir ; quelquefois sa course est au-dessus du soleil, quelquefois au-dessous du soleil. Plus que toutes les étoiles, elle est toujours également proche du soleil ; elle ne lui est jamais plus lointaine ni plus proche ; elle signifie ainsi qu'un homme qui veut parvenir là doit être en tout temps proche de Dieu, lui être présent, en sorte que rien ne puisse l'éloigner de Dieu, ni bonheur, ni malheur, ni aucune créature.

Maitre Eckhart, Sermons