Saint Anselme
Prologue sur l'existence de Dieu.
CHAPITRE I.
Faible mortel, dérobe-toi un instant aux occupations d'ici-bas;
cherche un abri contre l'orage de tes pensées, dépose le
posant fardeau de tes inquiétudes, suspends ton pénible
labeur. Un moment du moins occupe-toi de Dieu, un moment repose-toi en
lui. Entre dans le sanctuaire de ton âme, ferme-le aux souvenirs
importuns de la terre, aux vains bruits du monde, et, seul avec tes
réflexions pieuses cherche Dieu dans le silence du
recueillement. Dis, ô mon cœur, dis maintenant à
Dieu : « Je veux contempler ta face; c'est ta face,
Seigneur, que je veux contempler. » Et vous, mon Seigneur et mon
Dieu, apprenez à mon cœur en quel lieu et comment il doit
vous chercher, en quel lieu et comment il peut vous trouver. Seigneur,
si vous n'êtes pas ici près de moi, où vous
chercherai-je ? si vous êtes partout, pourquoi ne vous vois-je
point ? Je sais que vous habitez au sein d'une lumière
inaccessible ; où donc est-elle, cette lumière
inaccessible? comment pourrais-je en approcher ? qui me guidera vers
elle ? qui m'y fera pénétrer afin que je vous voie dans
votre mystérieuse et brillant» demeure? Et quels signes,
à quels traits vous reconnaîtrai-je? Je ne vous ai jamais
vu, mon Seigneur et mon Dieu ; je ne connais point votre visage. Que
fera, dieu très haut, que fera ce pauvre exilé qui
languit si loin de vous? que fera votre serviteur qui brûle
d'amour pour vous, et qui est banni de votre présence? Il
voudrait vous voir, et il ne peut franchir la distance qui le
sépare de vous; il voudrait aller vers vous, et, votre demeure
est inaccessible ; il voudrait vous trouver, et il ignore où
vous êtes; il voudrait vous chercher, et il ne connaît
point les traits de votre visage. Vous êtes mon Seigneur et mon
Bien, et je ne vous ai jamais vu ; vous m'avez créé deux
fois, vous m'avez comblé de vos bienfaits, et je ne vous connais
pas encore. J'ai été créé pour vous voir,
pour vous contempler, et je n'ai pu encore atteindre le but de mon
existence.
Jour funeste où l'homme fut déshérité de
son destin sublime ! Qui pourrait assez déplorer sa faute et son
malheur? Hélas ! qu'a-t-il perdu et qu'a-t-il trouvé?
qu'a-t-il laissé échapper et que lui est-il resté?
Il a perdu la béatitude qui était le but de son
existence, et il a trouvé la misère, pour laquelle il
n'avait point été fait; il a laissé
échapper un trésor sans lequel il n'y a point de bonheur,
et il ne lui est rien resté que la souffrance et la douleur.
l'homme, avant sa faute, se nourrissait du pain des anges qu'il ne
connaît plus aujourd'hui; et maintenant il se nourrit du pain des
douleurs, qu'il ne connaissait pas encore alors. Que tous les hommes
gémissent, que tous les fils d'Adam versent des larmes et
fassent entendre une plainte éternelle. Hélas ! notre
premier père se rassasiait d'une nourriture céleste, et
nous mourons de faim ; il était riche, et la pauvreté
nous accable; il était heureux, il a méprisé son
bonheur, et nous sommes condamnés à tous les maux, et
nous soupirons en vain après une félicité qui ne
saurait revenir. Hélas ! Pourquoi n'a-t-il pas gardé les
biens dont il jouissait et dont il pouvait jouir toujours? Pourquoi
n'a-t-il pas laissé ce précieux héritage à
ses descendants? pourquoi nous a-t-il ainsi ravi la lumière pour
nous plonger dans les ténèbres? pourquoi nous a-t-il
ôté la vie? pourquoi nous a-t-il donné la mort?
Infortunés ! de quel séjour de délices nous avons
été chassés! dans quel séjour de
misères nous habitons ! de quelle hauteur sublime nous avons
été précipités ! Dans quel abîme
profond nous sommes descendus! Nous avions une patrie, et nous
voilà exilés; nous pouvions contempler Dieu, et nous
voilà frappés d'aveuglement; nom pouvions jouir de
l'immortalité et de la béatitude céleste, et nous
voilà condamnés ici-bas au malheur et à la mort.
Quelle révolution terrible s'est opérée dans nos
destinées ! Quelle chute immense nous avons faite du comble de
la félicité au fond de la misère ! Que tous les
hommes gémissent, que tous les fils d'Adam exhalent une plainte
éternelle.
Mois hélas ! malheureux que je suis, compagnon d'infortune de
tous les enfants d'Eve, pauvre exilé, banni comme mes
frères de la présence de Dieu, qu'avais-je entrepris et
qu'ai-je fait ? quel était mon but et ou suis-je arrivé?
vers quel objet aspirait mon cœur et pourquoi soupire-t-il? Je
cherchais le bien suprême, et je n'ai trouvé que la
désolation; je voulais m'élever vers Dieu, et je suis
retombé sur moi-même; je cherchais le repos dans le
recueillement de ma pensée, et j'ai trouvé le trouble
jusque dans le sanctuaire de mon âme ; je voulais m'abandonner
à une pieuse allégresse, et je suis forcé de faire
entendre le cri perçant de la douleur; j'espérais
entonner un hymne de joie, et ma bouche n'exhale que les accents de la
tristesse. Mais vous, Seigneur, jusques à quand, jusques
à quand, Seigneur, oublierez-vous vos créatures?
Jusqu'à quand détournerez-vous vos regards pour ne les
point voir? Est-il loin encore le jour où vous daignerez jeter
les yeux sur nous et prêter l'oreille à nos
prières? Le jour où vous ferez briller votre
lumière dans nos cœurs, où vous
révélerez à notre vue la majesté de voire
face, où vous nous serez rendu? Jetez les yeux sur nous,
Seigneur, prêtez l'oreille à nos prières, faites
briller votre lumière dans nos cœurs,
révélez à notre faible vue la majesté de
votre face, rendez-vous à nous, afin que nous soyons heureux en
vous possédant, vous dont la privation nous rend si malheureux.
Ayez pitié de nos peines et des efforts que nous faisons pour
arriver jusqu'à vous, faibles moi tels qui ne peuvent rien sans
vous. Tendez-nous une main secourable, puisque votre voix nous appelle.
Je vous en supplie, Seigneur, ne me laissez point soupirer dans le
désespoir, mais faites que je respire par l'espérance. Je
vous en supplie, Seigneur, mon cœur est désolé et
plein d'amertume, versez en lui vos douces consolations. Je vous en
supplie, Seigneur, je me suis mis à vous chercher,
tourmenté par la faim, ne permettez pas que je m'en revienne
affamé ; je suis venu vers vous pour vous demander le pain des
anges, ne me laissez point vous quitter sans être rassasié
de la nourriture céleste. Pauvre et malheureux, je vous implore,
vous qui êtes riche et bienfaisant. Dédaignerez-vous ma
prière? m'abandonnerez-vous à mon indigence et à
ma misère ? Je soupire parce que j'ai faim ; ne serez-vous pas
touché de mes soupirs? Seigneur, je suis courbé vers la
terre et je ne puis regarder en haut ; relevez-moi, afin que je puisse
contempler le ciel. « Le poids de mes iniquités fait
pencher ma tête, il m'accable comme un lourd fardeau; »
soulagez-moi, faites que je puisse nie redresser, que je puisse voir
votre lumière, du moins de loin, du moins du fond de
l'abîme où je suis tombé. Apprenez-moi à
vous chercher ; montrez-vous à mes regards qui vous cherchent,
car je ne puis vous chercher si vous ne guidez mes pas, ni vous trouver
si vous ne vous révélez pas à moi. Je dois vous
chercher en vous désirant, je dois vous désirer en vous
cherchant, je dois vous trouver en vous aimant, je dois vous aimer en
vous trouvant. Je le confesse, seigneur, et je vous en rends
grâces, vous m'avez créé à votre image, afin
que je me souvienne de vous, que je pense à vous, que je sois
rempli d'amour pour vous. Mais ce reflet divin que vous avez mis en moi
est tellement effacé par l'empreinte du vice, tellement obscurci
par les ténèbres du péché, qu'il est
désormais pour moi un flambeau inutile si vous ne lui rendez sa
splendeur première. Je n'essaie point, ô mon dieu, de
sonder les profondeurs mystérieuses de votre nature; mon
intelligence bornée ne peut mesurer l'immensité de vos
perfections ; mais je désire comprendre, autant qu'il est en
moi, les saintes vérités que mon cœur aime et que
ma foi reconnaît en vous. Je ne cherche pas à comprendre
afin de croire, je crois afin de comprendre; je ne puis avoir
l'intelligence qu'à condition d'avoir d'abord la foi.
CHAPITRE. II.
Mon Dieu, vous qui donnez l'intelligence à la foi, faites que je
comprenne, autant que vous le jugez utile, que vous existez comme nous
le croyons, et que vous êtes tel que nous vous croyons. La foi
nous dit que vous êtes l'être par excellence, l'être
au-dessus duquel la pensée ne peut rien concevoir.
« L'insensé a dit dans son cœur : II n'y a
point de Dieu ; » a-t-il dit vrai ? la foi nous trompe-t-elle
quand elle affirme l'existence de la divinité ? non, certes.
L'insensé lui-même, en entendant parler d'un être
supérieur à tous les autres et au-dessus duquel la
pensée ne peut rien concevoir, comprend nécessairement ce
qu'il entend ; or, ce qu'il comprend existe dans son esprit, bien qu'il
en ignore l'existence extérieure. Car autre chose est
l'existence d'un objet dans l'intelligence, autre chose la notion de
l'existence de cet objet. Ainsi quand un peintre médite un
tableau qu'il va bientôt jeter sur la toile, ce tableau existe
déjà dans son esprit ; mais l'artiste n'a pas encore
l'idée de l'existence réelle d'une œuvre qu'il n'a
pas encore enfantée; il ne peut avoir cette idée que
lorsque l'œuvre conçue dans son imagination prend une
forme et s'incarne, pour ainsi dire, sous son pinceau. Dès lors
cette œuvre existe à la fois et dans l'esprit de l'artiste
et dans la réalité. L'insensé lui-même est
donc forcé d'avouer qu'il existe, du moins dans l'intelligence,
quelque chose au-dessus de laquelle la pensée ne peut rien
concevoir, puisqu'on entendant parler de cet être suprême,
quel qu'il soit, il comprend ce qu'il entend, et que tout ce qui est
compris existe dans l'intelligence. Or, cet être suprême
au-dessus duquel la pensée ne peut rien concevoir ne saurait
exister dans l'intelligence seule ; car, en supposant que cela soit,
rien n'empêche de le concevoir comme existant aussi dans la
réalité, ce qui est un mode d'existence supérieur
au premier. Si donc l'être suprême existait dans
l'intelligence seule, il y aurait quelque chose que la pensée
pourrait concevoir au-dessus de lui ; il ne serait plus l'être
par excellence, ce qui implique contradiction. Il existe donc sans
aucun doute, et dans l'intelligence et dans la réalité,
un être au-dessus duquel la pensée ne peut rien concevoir.
CHAPITRE III.
Cet être suprême existe si bien qu'il est impossible de
concevoir sa non-existence. En effet, on peut avoir l'idée de
quelque chose qui existe nécessairement et d'une manière
absolue; or ce mode d'existence est supérieur à celui qui
caractérise les êtres contingents. Si donc on pouvait
concevoir la non-existence de l'être suprême et faire de
lui un être contingent, la pensée serait libre de
concevoir au-dessus de lui quelque chose dont l'existence serait
nécessaire ; par conséquent il ne serait plus
l'être par excellence, ce qui implique contradiction. Il existe
donc un être suprême, et cet être suprême
existe si bien que la pensée ne peut concevoir sa non-existence.
C'est vous qui êtes cet être par excellence, mon Seigneur
et mon Dieu; et vous existez avec tant de plénitudes et de
vérité qu'il est impossible de comprendre que vous
n'existiez point; et c'est justice. Si la pensée humaine pouvait
avoir l'idée d'un être supérieur à vous, la
créature s'élèverait au-dessus du Créateur
et le jugerait du haut de son orgueil, conséquence absurde et
monstrueuse qui détruit la supposition dont elle est née.
Tous les êtres, excepté vous, n'ont qu'une existence
accidentelle et incomplète, puisque la pensée peut les
supposer anéantis ; seul vous avez la pleine et véritable
existence, puisque vous êtes l'être nécessaire et
absolu. Pourquoi donc « l'insensé » a-t-il dit
dans son cœur : « Dieu n'existe point, » quand
la raison affirme que vous êtes le seul être qui
possédiez l'existence véritable et complète ?
Pourquoi, si ce n'est parce qu'il est privé de raison, parce
qu'il est « insensé? »